Querelle du gothique & Restauration du patrimoine médiéval au XIXe siècle
Mémoire de 4e année (M1) – École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais
Sous la direction de Pierre Bourlier et Françoise Livache
Juin 2003
Le regain d’intérêt qui se manifeste au profit de l’architecture gothique au XIXe siècle ne tient peut-être pas seulement dans l’image romantique qu’elle véhicule de prime abord. La découverte du Moyen Age, dont, par delà le goût troubadour, la doctrine et les réalisations de Viollet-le-Duc peuvent être considérées comme le point culminant. Dès lors et pour la première fois réellement, on va remanier et restaurer tour lanterne et cathédrales gothiques à tour de bras jusqu’à rebâtir, corriger les « impuretés » de style ou terminer les édifices inachevés. La querelle du gothique a-t-elle participé à l’émergence de la notion de patrimoine ainsi qu’à la mise au point de ses premiers outils, puis d’une manière plus spécifique à sa déontologie ?
Une nouvelle sensibilité aux voûtes ogivales et à la silhouette pittoresque des formes apparaît comme de moyen d’échapper à des formes académiques excessivement codifiées. De plus, le renouveau gothique va à la rencontre d’un public en quête d’identité alors en proie aux doutes inhérents de la marche triomphante des machines, celle de la révolution industrielle. Aussi, et sous l’égide du néogothique, romantiques nostalgiques, néocatholiques, architectes médiévistes, archéologues, historiens et tous les défenseurs prompts à prendre la plume en faveur du renouveau gothique, vont puiser chacun à leur manière de quoi trouver des réponses à leurs aspirations.
De cette façon, ces divers acteurs aux revendications parfois différentes vont se retrouver sur un même « champ de bataille ». La querelle du gothique se poursuivra à travers le siècle entier. Au gothique comme instrument dans un combat pour des valeurs qui est celui de la société toute entière s’opposera la vision d’un « art médiéval bel et bien mort qu’il n’y a pas lieu de ressusciter » (LENIAUD J-M, Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994, p. 39.).
Cependant, ce débat d’idée semble concomitant avec l’émergence d’une notion de concept de patrimoine puis d’une pratique de restauration patrimoniale. Le nationalisme, conséquence d’un « crise » identitaire spécifique au XIXe siècle, va s’attacher à porter un regard nouveau sur les chefs d’œuvres gothiques en péril dont regorge le paysage. Les Vézelay, Saint-Denis, Notre-Dame de Paris délabrés voire ne ruine vont rapidement susciter une prise de conscience chez ceux qui voient dans ces cathédrales un art éminemment national. Ces monuments semblent fidèles à une certaine vision de la société qui les a édifiés et sont donc porteurs d’une identité nationale si chère à Victor Hugo, Michelet ou Chateaubriand. De ce fait, les conserver, va au-delà d’une simple préservation de l’histoire mais évoque bien plus la résurgence de l’unité du pays qui se reconnaîtrait dans ses monuments bien à lui, ceux construits par ses bâtisseurs des XIIe et XIIIe siècles. Voilà bien une raison patriotique. Le gothique devient un enjeu institutionnel et politique mais surtout un enjeu de doctrines sur l’architecture.
Le choix du gothique serait, semble-t-il, entrepris en vue de deux objectifs, d’une part, la perspective de remettre debout les monuments du passé, reflets d’une identité nationale et d’autre part, la volonté de trouver des solutions à des problématiques contemporaines, qu’elles soient relatives à la société prise dans sa globalité ou à l’architecture, en puisant dans le passé, du gothique des XIIe et XIIIe siècles jusqu’à un intérêt pour le Moyen Age tout entier.
Deux attitudes vont alors s’opposer, l’une d’elle consistera en un retour aux sources médiévales porteuses pour l’avenir. Ainsi, Viollet-le-Duc et ses héritiers puiseront dans le Moyen Age les outils qui leur permettront de mieux préparer l’avenir. En marge de cette attitude progressiste se trouvent les archéologues qui, par-delà l’intérêt porté à l’égard des monuments médiévaux, trouveront le moyen le plus sûr de rendre à l’architecture des XIIe et XIIIe siècles la place qu’elle mérite dans l’histoire de l’architecture. Tournés vers la passé, ils tenteront de lui rendre justice en réécrivant le dessein de la construction gothique jusque là qualifiée d’architecture barbare. Cependant, ces deux attitudes convergent en l’étude d’un même objet, la cathédrale gothique. L’image que véhicule la cathédrale gothique au XIXe siècle n’est probablement pas neutre dans le choix d’étude de cette période de prédilection. Il semble que l’objet pris en temps que tel représente à lui seul un symbole politique et architectural autant que religieux. Des fêtes du peuple médiévales au sacre de Napoléon puis au lieu du culte catholique, tous les défenseurs du Moyen Age voient en cet édifice une véritable « encyclopédie médiévale » (MIGNOT. C., L’architecture au XIXe siècle, Paris, Editions du Moniteur, 1983), incarnant à elle seule tous les éléments porteurs du renouveau gothique attendu : ainsi, d’objet d’étude, la cathédrale devient monument historique, engageant donc l’émergence de pratiques patrimoniales à son intention ; c’est à dire à la fois objet de sauvegarde et de mémoire.
Architectes et archéologues vont s’approcher de cet édifice et puiser chacun à leur manière de quoi répondre à leurs questions, les uns cherchant des solutions pour l’avenir et le progrès, les autres préférant admirer tout ce qu’il reste de cette architecture nationale afin de lui rendre la place qu’elle mérite. Peut-être apparaissent là les signes avant-coureur de la restauration de ce qu’il conviendra d’appeler plus tard le « patrimoine » médiéval. Rendre ses lettres de noblesse à l’édifice gothique consisterait probablement à consolider ce qu’il en reste ou du moins à le protéger des mains destructrices. En effet, les monuments du Moyen Age sont pour la plupart à l’abandon. La tâche la plus noble qu’il soit ne serait-elle pas de remettre debout ces chefs d’œuvre en péril dans lesquels la France se reconnaît et dont elle s’attribue la paternité ?
En s’efforçant à redresser, à mettre à jour ces monuments, les hommes rassemblés autour de Prosper Mérimée (Prosper Mérimée : 1803-1870, Inspecteur des Monuments historiques de 1834 à 1870) et d’un service des Monuments historiques qui faisait alors figure d’avant garde, allaient entreprendre la restauration de « l’art national » par excellence (VIOLLET-LE-DUC, « Réponses aux considérations de l’Académie des beaux-arts, sur la question de savoir s’il est convenable, au XIXe siècle, de bâtir des églises en style gothique », Annales Archéologiques, t. IV, 1846, p. 333-353) et par-là même tenter de discréditer l’ordre établi par l’enseignement académique. Or, une déontologie de restauration du patrimoine n’existe pas encore ou est tout juste à ses premiers balbutiements. On peut penser que cette incompétence technique va de pair avec une ignorance archéologique des monuments du Moyen Age à laquelle il va falloir pallier. Aussi, elle consistera en une étude de l’objet « malade », travail préliminaire indispensable à l’acte de restauration. Donc, entre les études d’archéologie nationale et la restauration des édifices anciens existent des liens consubstantiels : le but est d’offrir aux gardiens de nos édifices religieux des connaissances historiques assez claires pour leur permettre d’intervenir avec précision dans les paries à restaurer En plus être le garant d’une bonne entreprise de restauration, la connaissance du patrimoine médiéval et plus spécialement la connaissance de l’édifice gothique apparaît comme le support du développement du mouvement néogothique qui consistait de manière caricaturale en un placage de gables et des gargouilles.
En marge d’une simple imitation du style gothique va s’opposer une attitude plus progressiste. La cathédrale gothique n’est pas qu’un modèle d’architecture reproductible à souhait. Pour Viollet-le-Duc, l’enjeu du gothique ne réside plus dans des retrouvailles avec un passé oublié et sa nouvelle mise en valeur, mais plutôt dans le germe de ce qui pourrait aider le XIXe siècle à trouver son style. Ce tournant va se situer autour du milieu du siècle, coïncidant avec la période de l’ « après » rapport de Raoul-Rochette pour l’Académie en 1846 qui avait alors ouvert le débat sur la « question de savoir s’il est convenable au XIXe siècle de bâtir des églises dans le style gothique ». Viollet-le-Duc écrira dans son Dictionnaire : « la construction gothique est l’initiation la plus sûre de cet art qui n’existe pas et cherche sa voie ». Là où l’école enseignait copier, Viollet-le-Duc entendait analyser, expliquer, raisonner. Car nulle autre architecture que celles des XIIe et XIIIe siècles ne lui paraissait se prêter mieux, par son caractère rigoureusement déduit et lié c’est à dire logique, à ce travail de l’esprit dont il attendait qu’il ouvre la voie à une architecture pour le XIXe siècle. Pour cela, il va s’évertuer à revendiquer, dans l’adversité, l’étude des monuments du passé et la connaissance de ses principes constructifs au sein de l’enseignement qu’il juge anachronique ; en vain. « Ce qui ne peut et ne doit périr, c’est l’esprit qui a fait élever ces monuments » et « dans notre pays, au milieu de l’activité et de l’industrie moderne, cet art national ne tardera pas à progresser » (VIOLLET-LE-DUC, Préface du Dictionnaire raisonné, p. VII-VIII.). L’ambition de Viollet-le-Duc consiste à définir une période de l’art médiéval, le gothique de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle, comme idéale au point du vue du rationalisme constructif, donc du style, puis à en déduire les formes de l’avenir. L’étude et la conservation du passé n’ont d’intérêt qu’en temps qu’elles permettent de découvrir l’avenir. Au bout de cet idéalisme fonctionnaliste et de l’analyse constructive du style ogival, les architectes tels que Louis Boileau et Anatole de Baudot transposeront ses principes à des constructions modernes.
Viollet-le-Duc va se démarquer des archéologues en considérant la cathédrale gothique comme un outil d’analyse, introduisant l’idée d’un système rationnel. Restaurer cet outil ferait partie d’une véritable démarche instrumentale. La compréhension du gothique comme l’expression d’un système d’ordre et d’unité et l’étude de ses principes constructifs trouvera des applications directes sur la restauration monumentale. En effet, l’aboutissement de sa recherche théorique passerait par la pratique, preuve on ne peut plus évident de l’efficacité de son raisonnement. Aussi, l’expérience acquise sur ces terrains d’expérimentation viendra déterminer ou infléchir les constructions nouvelles. Souvent on observera le passage direct d’une solution technique ou plastique étudiée sur un chantier de restauration dans un édifice néogothique moderne. Aussi, pratiquement tous les architectes mènent de front restaurations, qui sont souvent la part la plus importante de leur activité, et nouvelles constructions. Des chantiers expérimentaux à la réécriture ou l’enrichissement d’un discours théorique, ce va-et-vient permanent va aussi nourrir tour à tour restauration et par la suite les bases d’une codification du savoir. De cette façon on assiste à la mise en place de règles qui conduiront petit à petit à une déontologie de la restauration. Et lorsque les dires contredisent la flagrante réalité du terrain, peut-être Viollet-le-Duc sera-t-il tenté de remettre la cathédrale gothique en accord avec ses principes. L’édifice deviendra l’objet d’un fantasme d’abord construit puis toujours alimenté par le débat qui va opposer les défenseurs de l’architecture gothique aux anti-gothique. Mais en résolvant les problèmes rencontrés sur les chantiers de restauration, la construction de style ogival va révéler son système de proportion rationnel, cher à Viollet-le-Duc et ses disciples.
Aussi la déontologie de la restauration trouverait naissance en ce perpétuel « va-et-vient » entre objet d’étude analysé et objet d’étude à protéger dans un premier temps, puis à restaurer. Elle se nourrit du débat idéologique, lui-même se renouvelant et s’animant au rythme des achèvements de tours et des restaurations qui loin d’être saluées de tous, se retrouvent au cœur du conflit. La pratique de la restauration, systématiquement sujette aux controverses va s’affiner au profit d’un savoir dorénavant sur la voie de la codification. Jusqu’ici peu théorisée sinon au sujet de l’art antique principalement grâce à Quatremère de Qunicy. La « codification » de ce savoir passera donc par la pratique de la restauration dur les grands chantiers d’une part, et d’autre part, grâce à la virulence du débat, des nombreuses polémiques et des prises de positon que ces restaurations susciteront au même moment. Ceux-là même qui garderont la main mise sur le devenir des cathédrales gothiques tout au long du siècle, institutions comme maîtres d’œuvre d’ailleurs, ne tarderont pas à relater leurs expériences acquises sur le terrain, débattues entre Chambre des Pairs, Conseil des Bâtiments civils et autres institutions. Ces différents témoignages nous sont aujourd’hui précieux quant à la compréhension du débat qui entourait la question controversée du gothique au XIXe siècle.
La restauration du patrimoine médiéval peut-elle être considérée comme le produit du débat concernant la gothique ? Le regain d’intérêt pour l’architecture nationale en ruine qui se situe dans la lignée d’une crise identitaire va conduire à l’évidente nécessité de rendre au pays ses monuments. De là se développerait un nouveau regard de la part des architectes et archéologues en faveur de cette architecture du passé dont il resterait à en découvrir l’histoire et les principes constructifs afin qu’elle ouvre la voie à une architecture nouvelle et moderne. Tous ne seront pas de cet avis. Le ton est donné, du gothique pris comme sujet d’expérience, à un gothique pris dans ses valeurs esthétiques, s’inscrit une querelle. La querelle du gothique qui s’institue s’éloignera de la caricature « néoclassique contre néogothique » ou, si l’on parle de ses représentants, Académie contre médiévistes. Elle sera non seulement affaire de goûts, mais de principes, d’institutions, d’intérêts.
A ses débuts, la question du patrimoine est provinciale, mais cette renaissance au cœur des régions a désormais besoin de la présence d’un public scientifique plus large. La presse spécialisée du XIXe siècle va donc prendre le relais à une échelle nationale des Voyages pittoresques parus dès 1820. La Revue Générale de l’Architecture et des Travaux publics (1840) dirigée par César Daly ainsi que les Annales Archéologiques (1844) fondées par Adolphe-Napoléon Didron, vont apparaître comme le support de la question du gothique pour laquelle de nombreuses personnes vont aisément pouvoir prendre part. Hormis la presse et l’enseignement officiel, quelques ouvrages théoriques vont de la même façon se faire le véhicule de la pensé architecturale. Ainsi, les Entretiens sur l’architecture, le Dictionnaire raisonnée de l’architecture française du XIe au XIVe siècle d’Eugène Viollet-le-Duc, apparaissent comme de véritables entreprises de construction d’un gothique idéal. A l’instar de quelques manifestes des pensées et idéologies, la lecture des Entretiens est bien faite pour nous persuader que le sauvetage des monuments anciens aura représenté aux yeux de Viollet-le-Duc, entre autres, le substitut d’une activité de création dont son époque lui refusait les moyens techniques et institutionnels. Tout le long du XIXe siècle, questions et réponses vont s’orchestrer par le truchement des périodiques et revues, productions littéraires autant que scientifiques, reflétant la nature du débat pris sur le vif, et parfois virulent.
Aujourd’hui, ces témoignages, en temps que support de compréhension, d’analyse et de réflexion, rapportent pour nous lecteurs du XXIe siècle, les prises de position distinctes débattues sur la scène idéologique au XIXe siècle. D’après la lecture approfondie puis l’analyse de ces textes, il va s’agir pour moi de comprendre les différentes attitudes des acteurs qui militent en faveur du renouveau gothique et, plus spécialement, des positions ambiguës toutes portées par ces textes de référence. Je propose d’établir un état des savoir ordonné de la naissance puis de l’évolution de la querelle du gothique de ses défenseurs à ses détracteurs, englobant l’idée de rationalisme constructif à la notion de système, bases de l’émergence d’une architecture nouvelle ouvrant la voie à une pensée moderne sur l’architecture et la construction. Grâce aux témoignages laissés en leur temps par les acteurs impliquées au débat idéologique et les restaurateurs en action sur les chantiers, je vais tenter de suivre la notion de restauration patrimoniale de son émergence à la mise en place d’une certaine codification en matière de patrimoine médiéval.
Dans un premier temps, il va s’agir de comprendre et d’expliciter les origines puis le développement de la querelle du gothique au XIXe siècle. La question idéologique révélée par ce débat demeure délicate puisqu’elle soulève à elle seule quantité de valeurs plus contextuelles, telles que des idéologies politiques et sociales, des facteurs économiques et techniques mais aussi esthétiques et religieux. Il sera donc intéressant de toujours pouvoir rapprocher les manifestations du renouveau gothique sur la scène idéologique d’une part, et le contexte qui l’a vu naître d’autre part. Aussi, dans une première partie, je vais tenter de comprendre la nature de ce débat à propos du gothique par le repérage des différentes places que les personnages de tous bords ont pu occuper, tant par la querelle à laquelle ils se sont livrés, que plus concrètement, par les réalisations architecturales qui en sont l’étendard encore aujourd’hui.
Dans un second temps, je développerai ce qu’il me semble être comme étroitement lié à ce débat d’idées, à savoir, l’émergence de la notion de patrimoine avec pour conséquence la restauration du patrimoine médiéval. Car, pendant que l’on se répond avec passion sur la scène idéologique, on voit se dessiner les contours tout neufs du chœur de Notre-Dame de Paris ou des arcs-boutants de la cathédrale d’Evreux par exemple. Un peu partout en France, alors qu’une déontologie en matière de restauration se met peu à peu en place, on va consolider, remanier ou construire de plus belle. Déclenchant souvent un tollé de protestations au sein même des défenseurs du gothique, ces grands chantiers du XIXe siècle vont se trouver au cœur d’un autre débat, celui de la pratique encore naissante de la restauration patrimoniale. L’art de restaurer sera, parce que toujours propre à chacun, facteur de polémiques qui alimenteront d’autant plus la fameuse querelle du gothique. Aussi il sera important, me semble-t-il, de révéler les prises de position distinctes des acteurs dans la restauration des monuments du Moyen Age à travers leurs chantiers de cathédrales, qui aujourd’hui ouvrent le débat sur une autre question, celle de leur authenticité.